LE COLLIER DE SOIE
II. LES PREMIERS LIENS
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis l’ultimatum d’Alice, et l’appartement parisien, autrefois un espace de compromis tacites, s’était mué en un terrain où son autorité s’enracinait peu à peu. Ce n’était pas encore le royaume absolu qu’elle construirait plus tard, mais les fondations étaient là, solides, posées par des routines qu’elle avait composées en une sonate cruelle et sublime, dont chaque note, chaque geste, chaque silence ramenait le pauvre Nicolas à sa nouvelle condition. Alice est dans chacune de ses pensées. Le cocktail d’excitation, de servitude, de peur le plongeait dans un brouillard mental lequel rendait difficile de composer avec son travail de photographe freelance, la charge de ses clients, et celle, plus lourde, des attentes d’Alice.
Ce soir-là, un jeudi pluvieux de novembre, il franchit la porte à 19h, trempé par une averse qu’il n’avait pas anticipée. Ses chaussures laissaient des traces humides sur le parquet, un détail qu’Alice remarquerait forcément. Elle était déjà là, installée dans le salon, un verre de vin rouge à la main, feuilletant un catalogue d’exposition sur son canapé en velours. Elle portait une robe en maille gris anthracite, confortable mais élégante, ses jambes en bas nylon étendues devant elle. Sans lever les yeux, elle lança : « La cuisine, Nicolas. Le dîner doit être prêt dans une heure. Et nettoie tes saletés dans l’entrée. »
Il acquiesça en silence – parler sans y être invité était désormais interdit, une règle qu’elle avait instaurée dès la première semaine. S’il voulait s’adresser à elle, il devait s’approcher, se mettre à genoux devant elle, et attendre qu’elle daigne lui accorder la parole. Une fois, il avait oublié, demandant innocemment si elle voulait du thé ; elle l’avait fixé, un sourcil levé, avant de répondre : « Tu parles quand je te le dis. Prosterne-toi et excuse-toi. » Il avait obéi, le visage brûlant, et n’avait plus recommencé.
Dans la cuisine, il s’attela à la tâche : un poulet rôti avec des légumes d’hiver, une recette simple mais qu’elle aimait pour son parfum réconfortant. Pendant que le four chauffait, il retourna dans l’entrée avec un chiffon, effaçant les traces d’eau comme s’il effaçait sa propre présence. Le ménage était devenu son domaine – aspirateur, poussière, sols – une responsabilité qu’elle lui avait déléguée sans discussion. « Si je travaille, tu travailles ici, » avait-elle déclaré un jour, et il avait acquiescé, incapable de contester la logique froide de son ton.
Une heure plus tard, le dîner était servi. Alice s’installa à table, seule – lui mangerait après, dans la cuisine, une autre habitude qu’elle avait imposée pour marquer la distance. Elle goûta une bouchée, hocha la tête en signe d’approbation, puis dit : « Rejoins-moi au salon quand tu auras fini de ranger. » Nicolas nettoya les plats, rangea chaque ustensile, et la retrouva assise devant la télévision, un film d’auteur en noir et blanc déroulant ses images lentes sur l’écran. Sans un mot, elle claqua des doigts et montra le sol devant elle. Il s’agenouilla, et elle posa ses pieds nus sur son dos, l’utilisant comme repose-pieds avec une nonchalance qui trahissait des semaines d’entraînement.
« Masse-moi, » ordonna-t-elle après quelques minutes, sans détourner les yeux de l’écran. Il obéit, ses mains glissant sur ses talons, ses voûtes plantaires, pétrissant avec soin les tensions qu’elle accumulait dans ses journées debout à négocier tableaux et sculptures. Elle ne le remercia pas – elle ne le faisait jamais –, mais un soupir satisfait lui échappa, signe qu’il avait rempli son rôle. Cette routine était devenue fréquente : dès qu’elle le souhaitait, dans n’importe quelle pièce, elle exigeait un massage, et il n’avait pas le droit de rechigner. Une fois, épuisé après une longue journée, il avait soupiré un peu trop fort ; elle l’avait fixé, un sourire narquois aux lèvres, et avait murmuré : « Si tu n’aimes pas, la porte est là. » Il n’avait plus bronché.
Leur intimité, elle aussi, avait changé. La chambre n’était plus un espace d’égalité. Quand ils faisaient l’amour – de plus en plus rarement, selon son bon vouloir –, elle avait posé une règle claire : il n’était plus autorisé à jouir en elle. « Ton plaisir ne m’intéresse pas, » avait-elle déclaré une nuit, après l’avoir chevauché jusqu’à son propre orgasme, le laissant frustré et haletant. « Si tu veux finir, fais-le tout seul, après. Mais pas en moi. » Cette interdiction, simple au départ, s’était révélée un levier puissant : elle le contrôlait même dans ses moments les plus vulnérables, transformant un acte partagé en une démonstration de son pouvoir.
Ce soir-là, après le film, elle éteignit la télévision et se leva, laissant ses pieds glisser de son dos sans un regard. « J’ai mal aux épaules, » dit-elle en se dirigeant vers la chambre. « Viens. » Il la suivit, et dans la pénombre, elle s’assit sur le lit, dos à lui. « Masse, » ordonna-t-elle. Ses mains s’activèrent, dénouant les nœuds sous sa peau, tandis qu’elle fermait les yeux, un sourire discret aux lèvres. Mais soudain, il sentit une question monter – une envie banale de lui demander comment s’était passée sa journée. Il s’arrêta, hésitant, puis se mit à quatre pattes devant elle, tête baissée, comme elle l’exigeait.
Elle rouvrit les yeux, amusée. « Quoi ? » demanda-t-elle, un ton de défi dans la voix. « Ta journée… Ça a été ? » murmura-t-il, timide. Elle le fixa un instant, puis éclata d’un rire léger. « Ça t’intéresse, vraiment ? D’accord, je vais être gentille. Oui, ça a été long, mais j’ai vendu une toile à 50 000 euros. Et toi, tu as fait quoi ? Des photos et du ménage ? » Elle se moquait, mais il hocha la tête, satisfait d’avoir eu une réponse. « Bien, » conclut-elle. « Tu peux retourner à la cuisine, finir ce qu’il reste. Moi, je dors. »
Elle se glissa sous les draps, souveraine dans sa fatigue, tandis que Nicolas quittait la pièce en silence. Dans la cuisine, il rangea une dernière assiette, le poids de ses nouvelles obligations s’installant sur ses épaules.