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LE COLLIER DE SOIE

I. LES RACINES DU POUVOIR

          Cela faisait quatre ans que Nicolas et Alice partageaient leur vie, un mélange d’habitude et de tendresse qui s’était installé doucement, comme une peinture dont les couleurs s’estompent avec le temps. Depuis un peu plus d’un an, ils vivaient ensemble dans un appartement parisien lumineux, aux murs ornés des goûts artistiques d’Alice et des photographies en noir et blanc que Nicolas, encore actif comme photographe freelance, aimait accrocher ici et là. Leur intimité avait toujours eu une teinte particulière : un soir, après quelques verres de vin, il lui avait confessé son penchant pour la soumission dans la chambre. Ce n’était alors qu’un jeu, des histoires qu’ils se murmuraient dans l’obscurité – elle, une maîtresse impérieuse, lui, un serviteur dévoué – avant de retomber dans des ébats conventionnels qui les laissaient satisfaits, mais sans éclat.

 

          Pourtant, depuis des mois, Alice sentait un vide grandir. Ce qu’elle avait d’abord pris pour une curiosité amusante – ces récits érotiques qu’ils inventaient – s’était transformé en une lassitude pesante. Elle ne vibrait plus dans leurs échanges, ne se projetait plus dans cette vie de couple banale où les rôles restaient flous. Nicolas, avec sa galanterie naturelle et son sourire discret, ne suffisait plus à combler ses attentes. Elle voulait plus – ou plutôt, elle voulait tout. Son intérêt pour la gynarchie n’était pas né de nulle part. Depuis que Nicolas avait ouvert cette porte, elle avait commencé à explorer : des blogs sur la domination féminine, des forums où des femmes partageaient leurs expériences, et même des conversations privées avec des dominatrices chevronnées qui lui avaient ouvert les yeux sur un monde où le pouvoir n’était pas une fantaisie, mais une réalité tangible.

 

          Ce soir-là, un vendredi d’automne, Alice rentra plus tôt de son travail de conseillère en achat d’art. Elle avait passé la journée à guider un collectionneur dans une galerie du Marais, mais son esprit était ailleurs, occupé par une décision qu’elle mûrissait depuis des semaines. Nicolas était déjà là, assis dans le salon avec son ordinateur portable, retouchant des photos pour un client. Elle posa son sac sur la console, retira ses escarpins avec un soupir théâtral, et s’affala dans le fauteuil face à lui, croisant les jambes avec une lenteur étudiée. 

 

          « Nicolas, » dit-elle, sa voix douce mais chargée d’une gravité inhabituelle. Il leva les yeux vers elle, posant son ordinateur sur la table basse. « Oui ? » répondit-il, un soupçon d’inquiétude dans le regard. Elle le fixa un long moment, laissant le silence s’étirer comme un fil tendu à se rompre. « Je suis fatiguée, » lâcha-t-elle enfin. « Fatiguée de tout ça. De nous. De cette mascarade. » Il fronça les sourcils, déconcerté. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

 

           Alice se pencha en avant, ses coudes sur ses genoux, ses doigts jouant distraitement avec une mèche de cheveux. « Tu sais très bien de quoi je parle. Ces histoires que tu me racontes, ces fantasmes où tu te mets à mes pieds, où je te contrôle… Ça fait des mois qu’on joue à ça, mais ce n’est qu’un jeu pour toi, n’est-ce pas ? Moi, ça ne me suffit plus. » Nicolas ouvrit la bouche pour répondre, mais elle leva une main pour l’arrêter. « Non, écoute-moi. J’ai lu des choses, ces derniers temps. Sur la gynarchie, sur ce que ça veut vraiment dire de dominer quelqu’un. J’ai parlé à des femmes qui vivent ça, qui ont des hommes à leur service – pas juste dans un lit, mais dans leur vie entière. Et toi, tu restes là, à faire semblant d’être obéissant pour ton plaisir égoïste. » Il déglutit, mal à l’aise, sentant le sol se dérober sous lui. Cette conversation le prit complètement de court.  « Alice, je… Ce n’était pas juste un jeu pour moi. J’aime ça, vraiment, mais je ne savais pas que tu voulais… » Elle le coupa, un sourire amer aux lèvres. « Que je voulais quoi ? Que ça devienne réel ? Oui, Nicolas, c’est exactement ce que je veux. Parce que cette vie – ce couple classique, ces compromis mous – je n’en peux plus. Je ne t’aime plus comme avant, pas comme un égal. Je te veux à moi, entièrement, ou je ne te veux plus du tout. »

 

          Le poids de ses mots s’abattit sur lui comme une sentence. Il passa une main dans ses cheveux, cherchant une échappatoire, mais le regard d’Alice – froid, déterminé, presque implacable – le cloua sur place. « Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? » murmura-t-il, la voix tremblante. « De tout abandonner, de… de devenir quoi, ton esclave ? » Elle haussa les épaules, un geste d’une nonchalance calculée. « Mon soumis, mon outil, mon objet, ma chose, mon jouet…Appelle ça comme tu veux. Mais oui, c’est ça ou rien. J’ai passé des heures à lire, à discuter avec des dominatrices. Elles m’ont montré ce que je pourrais avoir : un homme qui vit pour moi, qui obéit à mes règles, qui me sert sans discuter. Et c’est toi qui m’as donné l’idée, avec tes petits fantasmes. Alors maintenant, choisis. »

 

          Nicolas sentit son cœur s’accélérer. Jamais il n’avait osé imaginer que leur couple pourrait prendre ce genre de direction. Il s’estimait chanceux d’avoir trouvé une femme avec qui partager ses fétiches. Il avait toujours vu ses penchants comme un espace intime, une échappée contrôlée dans leurs ébats, pas comme un mode de vie. Mais face à elle, il comprit qu’il n’y avait plus de demi-mesure possible. Elle était sérieuse – il le voyait dans la façon dont elle croisait les bras, dont ses yeux brillaient d’une résolution qu’il ne lui connaissait pas. Il était piégé, non pas par elle seule, mais par ses propres désirs qu’elle avait capturés et retournés contre lui. elle lui demandait de se donner entièrement à elle, de s’abandonner à son contrôle et même s’il lui faisait entièrement confiance, la crispation dans son ventre lui rappelait qu’il avait peur. « Et si je dis non ? » demanda-t-il, presque par défi, une façon aussi d’affirmer son libre arbitre… pour la dernière fois ?

 

          Alice n’était pas dupe. Elle savait que malgré tout l’amour que Nicolas lui portait, il était normal que son cerveau reptilien ordonne à son propriétaire de se protéger. Et elle se régalait d’avance de faire sauter chaque verrou pour le posséder entièrement. Elle se leva, traversant la pièce pour attraper un livre sur une étagère – un recueil d’essais sur le pouvoir féminin qu’elle avait annoté. Elle le feuilleta un instant avant de le reposer, puis se tourna vers lui. « Si tu dis non, je pars. Je ne peux pas continuer comme ça, Nicolas. Je ne me projette pas dans une vie où je dois faire semblant d’être satisfaite. J’ai goûté à l’idée de te posséder vraiment et je ne veux rien d’autre. » Elle revint s’asseoir, plus près cette fois, et posa une main sur son genou, un geste presque tendre mais teinté d’une menace subtile. « Tu m’as dit un jour que tu rêvais de m’appartenir. Prouve-le, ou laisse-moi trouver quelqu’un qui le fera. »

 

          Le silence qui suivit fut étouffant. Nicolas sentit ses pensées s’emmêler – la peur de la perdre, la crainte de ce qu’elle exigeait, et pourtant, une part de lui, enfouie mais bien réelle, vibrait à l’idée de céder. Il baissa les yeux, fixant le tapis sous ses pieds, et murmura : « D’accord. » Alice sourit, un éclat de triomphe dans le regard. « Bien, » dit-elle doucement. « On commencera demain. Mais ce soir, va me chercher un verre de vin. C’est un début. »

 

          Elle s’adossa au fauteuil, souveraine dans sa victoire naissante, tandis que Nicolas se levait, encore hébété, pour obéir. Dans la cuisine, alors qu’il ouvrait une bouteille de rouge, il réalisa que ses fantasmes, si longtemps cantonnés à des murmures dans l’obscurité, venaient de prendre vie – et qu’il n’y avait plus de retour en arrière.