alicefeetparis.com

LE COLLIER DE SOIE

III. L'ETAU SE REFERME

         Dans l’esprit d’Alice, ces derniers mois avaient été une révélation. Quelques semaines de routines imposées – Nicolas pliant sous ses ordres, le ménage impeccable, les massages à la demande, son silence docile – avaient éveillé en elle un appétit qu’elle ne soupçonnait pas. Elle se surprenait à sourire seule dans son bureau, entourée de catalogues d’art, imaginant jusqu’où elle pourrait le pousser. Ce n’était plus assez, ces bribes d’obéissance qu’elle arrachait à leur quotidien. Elle voulait tout : son abandon complet, sa vie entière à ses pieds. Les blogs sur la gynarchie qu’elle dévorait le soir, les échanges avec des dominatrices expérimentées, tout convergeait vers une certitude : Nicolas était fait pour ça, et elle était née pour le posséder.

 

         Un matin, alors qu’il rangeait la cuisine après lui avoir servi son café, elle lança d’un ton faussement léger : « Réserve une table ce soir. Chez L’Ambroisie, 20h. Une soirée en amoureux, ça te dit ? » Nicolas releva les yeux, surpris, un éclat d’espoir traversant son regard fatigué. « Oui, bien sûr, » répondit-il, et elle sourit, un rictus qu’il prit pour de la tendresse mais qui dissimulait une stratégie bien plus sombre. Elle ne voulait pas d’une pause romantique – elle voulait marquer un tournant, graver dans le marbre ce qu’elle avait mûri en secret.

 

         Ce soir-là, ils arrivèrent au restaurant, un écrin chic au cœur de Paris, avec ses lustres étincelants et ses tables nappées de blanc. Alice portait une robe noire ajustée, ses cheveux relevés mettant en valeur son port altier. Nicolas, en chemise sombre et veste, semblait presque normal à ses côtés, un vestige de l’homme qu’il avait été avant qu’elle ne commence à tisser sa toile. Le dîner débuta dans une illusion de légèreté : il commanda un verre de bourgogne pour elle, une entrée de foie gras pour eux deux, et tenta même de lui parler de sa journée. « J’ai eu un rendez-vous aujourd’hui, » dit-il, hésitant. « Un client potentiel, mais… il n’a pas donné suite. C’est compliqué en ce moment, je décroche moins de contrats. »

 

         Elle hocha la tête, feignant l’intérêt, un sourire poli aux lèvres. « Hmm, je vois, » murmura-t-elle, laissant ses doigts jouer avec le pied de son verre. Intérieurement, elle jubilait – il lui tendait la perche parfaite. Les entrées terminées, alors que le serveur débarrassait discrètement, elle posa ses couverts et se pencha légèrement vers lui, son regard passant de la douceur à une intensité froide. « Nicolas, » commença-t-elle, sa voix basse mais ferme, « il faut qu’on parle. Cette soirée, ce n’est pas juste un dîner. C’est un moment important. »

 

         Il fronça les sourcils, déstabilisé. « Important comment ? » demanda-t-il, mais elle ignora sa question, poursuivant sur sa lancée. « Regarde-moi. Ces derniers mois, j’ai vu quelque chose en toi. Tu es heureux quand tu m’obéis, quand tu me sers. Je le vois dans tes yeux, dans la façon dont tu te plies à mes ordres sans même réfléchir. Et moi ? Moi, je prospère. Mon travail, mes clients – je gagne assez pour nous deux, tu le sais. Toi, par contre… » Elle marqua une pause, un sourire cruel naissant sur ses lèvres. « Tes contrats qui s’effritent, cet argent qui ne rentre presque plus. Tu n’es pas fait pour ça, Nicolas. Ta place n’est pas là dehors, à courir après des clients. Elle est à mes pieds. »

 

         Il resta bouche bée, le souffle coupé par la brutalité de ses mots. « Qu’est-ce que tu veux dire ? » balbutia-t-il enfin. Alice se redressa, souveraine, et croisa les bras. « Je veux que tu arrêtes de travailler. Que tu te mettes à mon service, entièrement. Je m’occupe de l’argent, des dépenses, de tout. Toi, tu seras à la maison – ménage, cuisine, moi. Tu seras à ma merci, sous mon contrôle, comme tu l’as toujours rêvé dans tes petites histoires. C’est la meilleure chose pour nous. Pour toi. » Elle le fixa, implacable, savourant la panique qui montait dans ses yeux. « Je te donne jusqu’à ce soir, après le dîner, pour me répondre. Oui, ou non. Mais si c’est non, c’est fini. »

 

         Le reste du repas se déroula dans une tension palpable. Le plat principal – un filet de bœuf pour elle, une sole pour lui – arriva, mais Nicolas toucha à peine son assiette, triturant sa nourriture tandis qu’Alice mangeait avec un calme olympien, comme si elle n’avait pas jeté une bombe au centre de leur table. Elle parlait peu, laissant le silence le ronger, et quand le dessert fut servi, elle le dégusta avec un plaisir ostentatoire, ignorant son désarroi. « Délicieux, » murmura-t-elle, essuyant ses lèvres avec sa serviette. « Tu devrais goûter, avant que tout change. »

 

         Ils quittèrent le restaurant sans un mot, montant dans un taxi où le silence devint une entité vivante, épaisse, oppressante. Alice, assise à côté de lui, sentait la tension irradier de son corps – ses mains crispées sur ses genoux, son souffle court – et s’en délectait en secret. Elle avait gagné, elle le savait ; il suffisait d’attendre qu’il craque. Arrivés à l’appartement, elle retira son manteau et le laissa tomber sur le canapé, et d’un geste machinal il le ramassa pour le suspendre. « Il reste de la vaisselle dans l’évier, » dit-elle, nonchalante, en se dirigeant vers la chambre. « Fais-la. Moi, je vais me coucher. Si tu refuses, je veux que tu sois parti avant que je me réveille demain matin. Si tu acceptes, viens dans la chambre, dépose un baiser sur mes orteils, et couche-toi par terre, au pied du lit, comme un chien. Je saurai alors que tu es à moi. »

 

         Elle disparut dans la chambre sans un regard en arrière, ôtant sa robe avec une grâce détachée avant de se glisser sous les draps. Dans la cuisine, Nicolas fixait l’évier, les assiettes sales empilées comme un autel à sa propre capitulation. L’eau coula, un bruit monotone qui noyait à peine le chaos dans sa tête. Chaque assiette qu’il lavait était un pas de plus vers l’abîme – il le savait, et pourtant, ses mains continuaient, comme mues par une force qui n’était plus la sienne. Il pensait à son travail, ces contrats qui s’effilochaient, cette indépendance qu’il avait chérie et qu’il s’apprêtait à sacrifier. Une partie de lui hurlait de fuir, de reprendre sa vie, mais une autre, plus profonde, plus insidieuse, le retenait. Alice était devenue son centre, son étoile polaire, un aimant dont il ne pouvait se détacher, même au prix de lui-même.

 

         Quand il eut fini, il éteignit la lumière et s’approcha de la chambre, chaque pas alourdi par le poids de sa décision. Alice reposait sous les draps, sa respiration régulière emplissant l’espace – elle dormait déjà, paisible, certaine de son triomphe, sa sérénité une arme de plus contre lui. Il s’agenouilla au pied du lit, le cœur battant à se rompre, et glissa délicatement sa tête sous la couette. L’odeur de ses pieds – un mélange de cuir, de peau tiède et de son parfum subtil – l’enveloppa, envoûtante, écrasante. Il respira profondément, son souffle caressant ses plantes, et elle frémit légèrement, un frisson inconscient dans son demi-sommeil, ses orteils frétillant à peine. Pour Nicolas, ce moment était un précipice : il voyait tout ce qu’il abandonnait – sa liberté, son ego, ses rêves – et tout ce qu’il gagnait, cette servitude qui l’effrayait autant qu’elle l’attirait. La tension monta en lui, une vague qui le submergea, et il craqua. Ses lèvres effleurèrent ses orteils, un baiser tremblant, presque désespéré, comme un serment qu’il scellait dans l’ombre. Envouté, perdu, il se retira et se blottit par terre, roulé en boule comme un chien fidèle au pied du lit. Le sommeil ne viendrait pas cette nuit-là – il resta éveillé, les yeux ouverts dans le noir, son univers réduit à la respiration calme d’Alice, souveraine endormie au-dessus de lui.